Père Florent URFELS
Les paradoxes de la foi
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n°293
Mai - Juin
2024 - Page n° 7
Socrate et Jésus
Selon l’étymologie, le paradoxe est une pensée qui s’écarte (para) de l’opinion commune (doxa). Car, en tout, une opinion nous précède. Nous ne l’avons pas élaborée mais nous l’avons assimilée par les mille canaux invisibles de la culture. Dans le monde de l’art, des sciences, en économie ou en politique, jusqu’en philosophie et en théologie, nous croyons que telle chose est ainsi et pas autrement. Ce prêt-à-penser est tout simplement nécessaire pour vivre, sans lui nous ne pourrions nous orienter dans la société, ni comprendre ce qui nous arrive, ni communiquer avec autrui. Il se dépose souvent dans la forme littéraire du proverbe, lequel condense l’expérience commune et le logos que celle-ci engendre. Il n’y a aucune originalité à dire que le méchant finira mal mais il importe de le dire quand même. C’est la doxa des hommes et aussi la Parole de Dieu : « Bien mal acquis ne profite jamais » (Proverbe 10,2). Ce patrimoine sapientiel fort ordinaire fait, lui aussi, partie de l’Écriture Sainte. Puis surgit l’autre fonction de l’intelligence, la fonction critique, celle qui brusquement interroge le bien-fondé du « on dit », de la doxa, qui réclame des preuves, qui oppose des contre-exemples. La raison qui marche à côté, la raison paradoxale. Dans notre univers occidental, la figure socratique lui sert de porte-parole. Socrate ne se contente pas de répéter ce que tout le monde a toujours dit, ce qui est tellement ancré dans les mœurs que l’on craindrait d’offenser les dieux en suggérant que, peut-être, il n’en est pas ainsi. Au contraire, il veut remonter à la racine de la pensée, au « pourquoi » ultime ou au « parce que » fondateur. Toujours Socrate questionne, valorise le point de vue opposé, la difficulté à faire entrer les cas particuliers dans la loi générale. Il manie le paradoxe, non pas seulement comme un artifice rhétorique permettant de capter l’attention de l’auditoire mais comme le chemin de la vérité. Double paradoxe, d’ailleurs, car si Socrate s’efforce de convaincre celui qui croit savoir qu’en réalité il ne sait pas, il montre aussi que celui qui croit ne pas savoir, en réalité, n’est pas aussi ignorant qu’il l’imagine. Ainsi le petit esclave de Ménon à qui Socrate fait comprendre comment, à partir d’un carré, obtenir un carré de surface double. La doctrine platonicienne de la réminiscence éclaire le paradoxe : celui qui croit savoir a oublié, celui qui comprend ce qu’il ignorait auparavant, en réalité, ne fait que se souvenir.
On a parfois comparé Jésus à Socrate, par leur capacité à rejoindre tous les authentiques chercheurs de vérité, leur manque de considération pour les institutions les plus honorables quand elles ne remplissaient plus leur mission, surtout par leur mort injuste précédée d’un symposium où leur message essentiel était confié à des amis. Harnack les rassemblait dans un commun éloge : « Jésus-Christ et Socrate, les deux noms désignent les plus sublimes souvenirs que possède l’humanité 1. » Le rapprochement est forcément limité mais non sans pertinence, à tel point qu’on pourrait évoquer un « paradoxe christique » comme l’on parle du « paradoxe socratique ». Non pas exactement le paradoxe paulinien de la Croix, mais celui de l’enseignement du Christ rapporté par les Évangiles. Ici apparaît encore une grande différence : il s’agit moins de réfléchir aux grandes notions par lesquelles l’homme structure son existence – le juste, le beau, le vrai... – que d’entrer dans une orthopraxie toute nouvelle, celle du Royaume de Dieu. Ainsi du « Sermon sur la Montagne », ce grand discours où Jésus, tel un nouveau Moïse, explicite la justice surpassant celle des plus pointilleux en la matière, les pharisiens (Matthieu 5, 20). L’exigence est tellement radicalisée qu’elle semble impraticable : « Si quelqu’un traite son frère de fou, il sera passible de la géhenne de feu » (5, 22) ; « Tout homme qui regarde une femme avec convoitise a déjà commis l’adultère avec elle dans son cœur » (5, 28) ; « si quelqu’un te réquisitionne pour faire mille pas, fais-en deux mille avec lui » (5, 41). Et le paradoxe est pour ainsi dire élevé au carré dans la séquence des béatitudes qui précède : « Heureux ceux qui pleurent... » (5, 4) ; « Heureux ceux qui ont faim... » (5, 6) ; « Heureux ceux qui sont persécutés... » (5, 10). Certes, on peut toujours s’emparer de ces textes en leur donnant un cadre interprétatif plus conforme à la sagesse chrétienne. « Regarder une femme avec convoitise, ce n’est pas moralement la même chose qu’un adultère, mais Jésus nous fait prendre conscience du chemin dangereux qui commence par un regard et s’achève dans le péché consommé. » Une telle entreprise herméneutique n’est pas sans mérite mais il ne faudrait pas qu’à force de sagesse l’on recouvre le cœur même de l’Évangile. Jésus ne mettrait-il pas en garde contre ce péril en déclarant, dans le même Sermon : « Vous êtes le sel de la terre. Mais si le sel devient fade, comment lui rendre de la saveur ? » (5,13). Et ce qui est vrai des commandements l’est plus encore des béatitudes. Jean Duchesne parle ici « d’inconvenances à ne pas esquiver » parce qu’elles dessinent, en creux, le portrait de Jésus lui-même 2, de sa propre béatitude qui n’est pas différente de celle qu’il nous donne déjà aujourd’hui et qu’il donnera plus encore dans le monde à venir.
Le paradoxe de la Croix
Dans l’Ancien Testament grec (LXX), les mots de la racine paradokeo n’apparaissent qu’une petite vingtaine de fois et presqu’exclusivement dans les livres deutérocanoniques. Bien souvent le sens véhiculé est assez faible : « étonnant », « merveilleux », voire simplement « différent ». Cependant un passage de la Sagesse de Salomon mérite d’être retenu, la longue méditation sur l’exode qui occupe presque la moitié du livre (ch. 11-19). L’auteur y met en exergue l’étonnante action divine capable d’utiliser, pour son dessein de salut, les éléments du monde à côté et même parfois contre (paradoxe !) leurs propriétés naturelles. Ainsi « la pierre étancha la soif » des israélites (Sagesse 11,4 ; allusion à Exode 17,1-7) et la manne, qui fondait au soleil, pouvait être cuite sur un feu (Sagesse 16,22 ; allusion à Exode 16,23). Et l’auteur de conclure : « Ton peuple fit l’essai d’une voie paradoxale (paradoxos odoiporia), tandis que [les Égyptiens] allaient trouver un genre de mort inconnu » (Sagesse 19,5). Ce n’est donc pas tant la capacité de l’homme à interroger socratiquement le réel que retient la Bible, mais plutôt la malléabilité de la Création dans les mains du Dieu Rédempteur. Ce qui met en crise, radicalement, la pensée humaine : sur quoi fonder une connaissance exhaustive du monde si celui-ci peut changer ses propriétés au gré de Dieu ? à quoi raccrocher la sagesse des hommes quand, par la Croix de Jésus, Dieu l’a rendue folle (1 Corinthiens 1,20) ? Le paradoxe philosophique n’est certes pas contesté mais fait pâle figure à côté du paradoxe théologique. Le premier n’est même pas une ébauche naturelle du second puisque – précisément ! – il ne franchit pas les limites de la nature... Pour autant, le croyant n’est pas condamné au mutisme mais invité à une conversion profonde de son intelligence qui, elle aussi, doit rejoindre le Verbe crucifié avant de découvrir les mots du Salut. Saint Paul est le premier à opérer ce travail et il nous invite à le suivre. « Le paradoxe n’est “logique” qu’au sens où il obéit au logos de la croix, dont il est la manifestation 3. »
La Tradition ecclésiale n’a eu de cesse d’expliciter le logos de la Croix, prolongeant ainsi le geste paulinien. Les premiers objets de sa réflexion sont aussi les plus importants : le Christ, la Trinité.
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